28.

 

Le maître boucher préparait les offrandes pour le rituel du matin lorsqu’il apprit la mauvaise nouvelle : le futur marié souffrait d’une forte fièvre et ne pouvait donc venir travailler.

L’artisan interpella Iker, occupé à diluer de l’encre.

— Ce soir, révéla-t-il, le roi est seul, et je m’occupe de son dîner. Acceptes-tu d’outrepasser tes heures de service et de remplacer mon assistant qui vient de tomber malade ?

Le scribe contint une bouffée d’enthousiasme.

— Je crains de ne pas être compétent.

— Rassure-toi, rien de compliqué ! Je porte le premier plat, toi le second.

— Au palais, personne ne me connaît. La garde ne me laissera pas entrer.

— Moi, on me connaît ! Et puis les mesures de sécurité ont été considérablement allégées. Tu passeras sans problème, crois-moi. Aurais-tu peur de voir le roi ?

— J’avoue que…

— Pas de panique ! Je frapperai à sa porte. Quand il aura ordonné « Entrez », de sa voix qui traverse les murs, nous pénétrerons dans la pièce, la tête baissée, et nous déposerons les plats sur une table basse, à droite du vestibule. Ou bien le monarque sera absorbé par son travail et nous repartirons aussitôt ; ou bien il me demandera si la boucherie fonctionne bien. Comme il remarquera le changement d’assistant, je te présenterai. Remarque, je comprends tes appréhensions. Même assis, ce roi ressemble à un géant ! Il a une façon de te regarder qui te laisse muet. Même quand tu le connais, tu es toujours aussi impressionné. Bon, trêve de bavardage et au travail. Note le nombre et la qualité des morceaux destinés au temple. Ensuite, on s’offrira un en-cas.

Alors que le maître boucher s’éloignait, Iker renversa de l’encre. Ses mains tremblaient.

Si près du but, aurait-il le courage de remplir sa mission ?

 

Le docker libyen n’avait pas la tête au labeur. En plus, ses collègues le battaient froid. Deux d’entre eux, avec lesquels il déchargeait un cargo de céréales, détestaient son pays. Il n’osait pas les interroger sur les causes de leur froideur et acceptait de soulever des charges plus lourdes qu’à l’ordinaire, tout en pensant à son frère. L’avait-il vraiment convaincu de coopérer ? Le drôle de type qui les manipulait ne plaisantait pas. Impossible de repousser ses exigences.

Encore un sac, tellement lourd qu’il faillit s’effondrer sous son poids.

— Les gars, on devrait être au moins deux pour porter ça !

— Lorsque tu as violé la fillette, t’étais seul, non ? interrogea l’un des deux dockers, dévisageant le Libyen d’un regard haineux.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— On sait tout, ordure.

— Vous vous trompez, je n’ai agressé personne !

— On sait tout, je te dis. Les salopards dans ton genre ne méritent pas de procès. On exécute la sentence, maintenant.

Le docker jeta le Libyen à l’eau. Ne sachant pas nager, l’étranger se débattit en vain. Quand il appela au secours, il reçut un sac sur la tête. Assommé, il coula.

— Justice est faite, commenta son collègue.

De loin, Gergou avait assisté à la scène. Convaincus par son histoire de viol et correctement payés pour supprimer le monstre en faisant croire à un accident, les dockers s’étaient acquittés de leur tâche avec zèle.

Conformément aux exigences de Médès, Gergou ne laissait aucune trace derrière lui.

 

Au terme de la réunion de la Maison du Roi, le Porteur du sceau Séhotep communiqua à Médès les éléments qui lui permettraient de rédiger les nouveaux décrets. Ils amélioraient la situation des artisans et brisaient des rigidités administratives gênant les échanges commerciaux entre les provinces.

— Sa Majesté souhaite voir ces lois diffusées rapidement, précisa Séhotep. Autrement dit, c’est plus qu’urgent.

— Dès ce soir, je présenterai un projet au roi.

— Non, pas ce soir. Le pharaon dîne seul afin de mettre à jour plusieurs dossiers. En revanche, demain matin, après le rituel de l’aube, sera un excellent moment. Ne te contente pas d’un simple projet et oublie que la nuit sert normalement à dormir.

— J’ai été prévenu, concéda Médès en souriant, et n’ai donc aucune raison de me plaindre.

— Tu n’occupes pas le poste le plus facile, mais le roi apprécie ton travail.

— Se rendre utile à son pays, n’est-ce pas la plus belle des satisfactions ? Pardonnez-moi, je n’ai pas un instant à perdre.

Médès rentra chez lui et envoya un serviteur chercher Gergou à l’inspection des greniers où il se pavanait devant ses subordonnés. Abandonnant sa démonstration d’autorité, il lança quelques phrases bien senties sur la paresse des fonctionnaires et se hâta jusqu’à la demeure de son patron.

— Il faut agir ce soir, dit Médès. Sésostris sera seul dans son bureau.

— Et les gardes ?

— La relève aura lieu à la première heure de la nuit. Pendant quelques minutes, le couloir menant aux appartements privés du roi sera sans surveillance. Que ton Syrien s’introduise par l’accès réservé aux domestiques et aille droit au but.

— Et s’il se heurte à un obstacle inattendu ?

— Qu’il le brise. Montre-lui ce plan de l’intérieur du palais et qu’il le grave dans sa mémoire. Ensuite, brûle-le. Le cas de son frère est-il réglé ?

— Définitivement.

— Préviens ta brute et donne-lui tes instructions.

 

Gergou n’aimait vraiment pas ce quartier. Il y régnait une atmosphère oppressante, bien différente de la gaieté habituelle de Memphis. D’un tas d’ordures fumantes se dégageait une odeur pestilentielle. Des chiens errants cherchaient n’importe quelle nourriture. Des briques gisaient sur le sol, éparpillées, comme si le bâtiment auquel elles étaient destinées n’avait plus aucune chance de voir le jour.

Même sous le soleil, le refuge du Couturé était sinistre.

— Sors de là, exigea Gergou.

La porte demeura fermée. Il s’approcha, inquiet.

— Sors immédiatement !

À quelques pas de Gergou, des rats devinrent menaçants. Au moment où il leur jetait des débris de briques, deux mains lui serrèrent le cou tout en le soulevant du sol.

— J’ai envie de t’étrangler ! rugit le Couturé.

— Arrête, réussit à articuler Gergou, je t’apporte ta première prime !

Le docker reposa l’Égyptien sur le sol.

— Si tu mens, je t’écrabouille.

Gergou se tâta le cou. Cet imbécile avait failli le lui briser !

— Alors, cette prime ?

L’inspecteur principal des greniers se félicita de sa prudence. Prévoyant la réaction de ce cerveau arriéré, il s’était muni d’un petit sac en cuir contenant un magnifique lapis-lazuli.

— Cette pierre vaut très cher. Et ce n’est qu’une petite partie de la prime totale… À condition que tu agisses dès cette nuit.

Le Syrien palpait le trésor.

— Jamais rien vu de pareil… Ce soir, tu dis ?

— Je vais te montrer un plan du palais royal et t’expliquer comment y pénétrer. Si tu réussis, tu connaîtras une existence de rêve. Voici l’épée courte dont tu te serviras.

 

Le lieutenant chargé de commander les forces de sécurité du palais pendant les six prochaines heures appliquait sa propre méthode, et non celle de Sobek, trop contraignante à ses yeux. Il envoyait un sous-officier prévenir les gardes de l’heure de la relève, et ils sortaient tous du palais, un à un, dans l’ordre inverse de leur arrivée. Ainsi le lieutenant pouvait-il les identifier et les compter. Ensuite, il mettait en place ses propres hommes.

Le soldat qui gardait la porte réservée aux domestiques fut heureux de quitter son poste. Le bas du dos douloureux, il ne tenait plus debout.

À peine s’éclipsait-il que le Couturé s’introduisit dans le palais, prêt à massacrer quiconque se mettrait en travers de son chemin.

Le plus surpris fut le Syrien.

En bon commando formé par Gueule-de-travers, il observait les parages depuis plus d’une heure et attendait la manœuvre de diversion, organisée par un faux militaire, pour entrer à son tour dans les lieux.

À l’évidence, ce gaillard-là ne faisait pas partie du dispositif.

Qui était-il et que voulait-il ? Avec son épée courte et sa tête de brute, il n’avait rien d’engageant.

Le Syrien comprit : un policier en couverture !

Et s’il y en avait d’autres, cachés à l’intérieur ? Le seul moyen de le savoir consistait à éliminer celui-là, puis à s’en assurer par lui-même.

Soudain, des ordres fusèrent, suivis de bruits de course.

La diversion prévue !

On venait d’informer le capitaine d’une tentative d’effraction visant les bureaux du vizir. Tous les soldats devaient intervenir d’urgence.

 

Personne.

Le Couturé progressait lentement dans les couloirs en se remémorant le plan appris par cœur. Son travail se révélait si facile qu’il en sourit.

Ce fut à ce moment qu’une longue lame lui trancha la gorge avec autant de violence que de précision.

Dans un ultime sursaut, le docker battit l’air de son épée, espérant toucher son agresseur. Mais le Syrien s’était écarté et, satisfait, il regarda mourir celui qu’il prenait pour un policier.

Le commando poursuivit son chemin.

Ni gardes ni soldats. Comme annoncé, le palais était vide pendant une courte période.

Enfin, le bureau de Sésostris.

D’ici peu de temps, le pharaon aurait cessé de vivre. Le Syrien se vanterait de son exploit jusqu’à la fin de ses jours.

Alors qu’il s’apprêtait à pousser la porte, une tête dure comme de la pierre lui percuta le ventre. Le souffle coupé, le tueur tomba à la renverse. D’un coup de pied, son adversaire lui brisa le poignet droit, l’obligeant à lâcher son arme.

Des heures et des heures d’entraînement avaient appris au Syrien à réagir dans les pires situations. Malgré la blessure et la souffrance, il se remit debout et, du poing gauche, frappa au flanc l’homme qui tentait de le terrasser.

Poussant son avantage, il s’élança à son tour, la tête en avant. Prévoyant cette attaque, l’autre fut plus rapide. Il esquiva, tout en agrippant le Syrien par le cou. Si le commando n’avait pas été diminué, il se serait délivré aisément de cette prise ; mais il était trop handicapé pour remporter le combat auquel mit fin le craquement sinistre de ses vertèbres cervicales, brisées net.

Exprimant un soupir de soulagement, le vainqueur tira le cadavre jusqu’à un réduit où l’on entassait le linge sale.

 

Devant l’accès principal du palais, l’agitation s’apaisait. Bien que la relève de la garde eût été perturbée à la suite d’une fausse alerte, jamais le lieutenant n’avait perdu le contrôle de la situation.

— Pouvons-nous entrer ? demanda le maître boucher, accompagné d’Iker. Sa Majesté n’apprécierait pas un repas froid.

— Allez-y, ordonna l’officier, qui ne voulait pas s’attirer les foudres du monarque pour excès de zèle.

Certes, les gardes ne s’étaient pas encore disposés dans le couloir menant aux appartements royaux, mais tout le monde connaissait l’artisan.

Le cœur d’Iker battait la chamade, et il ne vit rien du palais où il venait de pénétrer si aisément. Son regard se concentrait sur le dos de son guide. Il marchait d’un bon pas et le conduisait à son but, longtemps jugé inaccessible. La persévérance et la chance avaient fini par renverser tous les obstacles.

— Voici le bureau du roi, annonça le maître boucher.

Avant de débarrasser l’Égypte du tyran, une formalité à accomplir. Une fois de plus, Iker se félicita d’avoir suivi une formation militaire dans la province de l’Oryx. Son bras ne trembla pas quand, avec le plat en albâtre, il assomma proprement l’artisan.

Caché dans les légumes répandus sur le sol, son poignard. Si on l’avait fouillé, qui aurait songé aux nourritures ?

Le scribe nettoya son arme et s’immobilisa devant la porte. Il devait oublier toute sensibilité, penser à sa vengeance, ne pas considérer qu’il supprimait un être humain mais un monstre.

Il lui fallait faire vite, très vite, sans laisser au roi le temps de réagir.

Alors qu’il ouvrait la porte, une voix grave le figea sur place.

— Entre, Iker. Je t’attendais.

Les mystères d'Osiris - 02 - La conspiration du mal
titlepage.xhtml
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_000.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_001.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_002.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_003.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_004.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_005.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_006.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_007.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_008.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_009.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_010.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_011.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_012.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_013.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_014.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_015.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_016.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_017.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_018.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_019.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_020.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_021.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_022.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_023.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_024.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_025.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_026.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_027.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_028.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_029.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_030.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_031.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_032.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_033.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_034.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_035.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_036.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_037.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_038.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_039.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_040.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_041.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_042.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_043.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_044.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_045.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_046.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_047.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_048.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_049.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_050.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_051.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_052.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_053.htm